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Emmanuelle Polack

Pillées sous l’Occupation, trois œuvres officiellement restituées aux héritiers d’Armand Dorville

Pillées sous l’Occupation, trois œuvres officiellement restituées aux héritiers d’Armand Dorville

Deux d’entre elles font partie du « trésor » de Hildebrand Gurlitt, identifié comme l’un des principaux artisans du trafic d’œuvres d’art volées dans les collections juives au temps du IIIe Reich.

Mercredi 22 janvier, à Berlin, en présence de Monika Grütters, ministre allemande de la culture, deux tableaux du peintre Jean-Louis Forain (1852-1931) et un de Constantin Guys (1802-1892) doivent être officiellement restitués aux héritiers de l’avocat, sénateur et collectionneur Armand Dorville (1875-1941).

Un geste qui vise à réparer la spoliation ayant eu lieu en juin 1942, à Nice, lorsque toute la collection d’art de ce passionné, mort quelques mois plus tôt, et coupable d’être juif dans la France de Vichy, avait été vendue aux enchères par le Commissariat général aux questions juives, dépouillant ses héritiers.Lire l’analyse : L’art, butin de guerre

Les deux Forain sont un Portrait de femme de profil, huile sur toile de 1881, et une Femme en robe du soir, aquarelle exécutée vers 1880 ; le Guys est une encre sur papier, Amazone sur un cheval cabré. Les deux Forain font partie du « trésor de Gurlitt » découvert en 2012 : on avait alors retrouvé 1 558 œuvres d’art dans un appartement de Schwabing, un quartier de Munich (Allemagne), et dans la maison de Salzbourg (Autriche) qu’habitait Cornelius Gurlitt (1932-2014), fils du galeriste Hildebrand Gurlitt (1895-1956). Celui-ci est aujourd’hui identifié comme l’un des principaux artisans du trafic d’œuvres d’art volées dans les collections juives au temps du IIIReich. Le Guys, passé aussi chez Cornelius Gurlitt, se trouvait, quant à lui, dans une collection privée allemande.Lire le récit : La succession Gurlitt, un fatras d’œuvres qui reste à débrouiller

A la suite de la découverte de ces œuvres cachées, les autorités allemandes ont créé la task force « Schwabinger Kunstfund » (« trésor de Schwabing »), dont le travail est poursuivi aujourd’hui par la German Lost Art Foundation. S’appuyant sur des experts internationaux, elle a pour mission de retracer l’origine et les itinéraires de ces œuvres et de rendre ses découvertes accessibles aux possibles ayants droit des collectionneurs dépossédés – pour la plupart victimes de la Shoah. Et donc de permettre des restitutions quand les héritiers ont été retrouvés et l’histoire matérielle des œuvres éclaircie.

Un « cabinet d’amateur »

Pour celles qui sont rendues aujourd’hui, l’histoire commence le 28 juillet 1941, à Cubjac (Dordogne). Ce jour-là, dans le château qu’il y possède depuis 1935, meurt Armand Isaac Dorville, petit-fils du fondateur de l’œuvre philanthropique La Bienfaisance israélite.

Il y est réfugié depuis juillet 1940, ayant quitté son appartement parisien du 16, rue Séguier, parce qu’il se sait menacé. A la fois parce qu’il est juif et parce que sa collection est de celles dont les « experts » nazis et leurs supplétifs français cherchent à s’emparer. Mais Dorville a pu l’emporter à Cubjac, en zone dite « libre », sous administration de Vichy.

Sa collection est ce que l’on appelle à l’époque un « cabinet d’amateur » : pas une galerie garnie de chefs-d’œuvre, mais un choix d’œuvres d’artistes plus ou moins illustres. Se côtoient chez Dorville des toiles de Renoir, Bonnard, Vallotton, Vuillard et des œuvres sur papier de Delacroix, Manet, Guys – 95 pièces – et Forain – trente-cinq peintures, aquarelles et gouaches. De ces deux-là, Dorville est en effet un amateur fanatique, ce pourquoi il est renommé dans le monde des collectionneurs, des marchands et des conservateurs. Il l’est aussi pour sa bibliothèque et sa collection d’autographes.

Lorsque Armand Dorville meurt en 1941, il a des héritiers : son frère, Charles, ses sœurs, Valentine et Jeanne. Mais Charles a rejoint les Forces françaises libres. Quant à ses sœurs, en raison des lois antisémites de Vichy, elles ne peuvent réclamer l’héritage. D’ailleurs Valentine et Jeanne se cachent à Lyon, puis à Megève (Haute-Savoie). En mars 1944, Valentine, ses filles jumelles et sa petite fille de 4 ans sont capturées, envoyées à Drancy, puis à Auschwitz-Birkenau où elles seront assassinées.

En 1941, peu après la mort d’Armand Dorville, un administrateur provisoire est donc désigné, nommé Amédée Croze. Il doit liquider ces biens pour le compte du Commissariat général aux questions juives, que dirige, à partir de 1942, Louis Darquier de Pellepoix (1897-1980). Sa bibliothèque et ses autographes sont vendus aux enchères à Lyon, respectivement le 1er juillet et le 5 novembre 1942.

Prix élevés

Mais la vente principale est celle des œuvres d’art, proposées aux enchères à l’Hôtel Savoy Palace, à Nice en plusieurs vacations, du 24 au 27 juin 1942. Jean-Joseph Terris, le commissaire-priseur, est un spécialiste dans le genre : après la collection Dorville, il réalise à l’été suivant deux autres ventes de grandes collections juives, la vente Burton, du 7 au 10 juillet 1943, et la vente Jaffé, les 12 et 13 juillet 1943.

Grâce aux recherches de l’historienne Emmanuelle Polack, qui lui consacre plusieurs pages dans son livre Le Marché de l’art sous l’Occupation (Tallandier, 2019) et qui a travaillé à partir des deux catalogues publiés avant la vente et des procès-verbaux d’adjudication, les détails de la vente sont connus. Terris est secondé par le commissaire-priseur lyonnais Maurice Bussillet et l’expert Eugène Martini. Un effort particulier d’information est fait en direction des amateurs suisses par le biais d’un expert genevois.Lire la tribune d’Emmanuelle Polack : Un cas concret de spoliation

Dans la Gazette de l’hôtel Drouot, qui annonce la vente le 13 juin, le nom d’Armand Dorville n’est même pas mentionné : il n’est question que du « cabinet d’un amateur parisien ».

Mais, dans le milieu, chacun connaît la provenance des lots et sait qu’elle est excellente. Résultat : un afflux spectaculaire d’enchérisseurs parisiens et des prix élevés. Le commissaire-priseur Alphonse Bellier, qui semble avoir acheté pour le compte de confrères ou de clients probablement allemands, remporte des Forain, des Fantin-Latour, deux Renoir, un Vallotton, trois Vuillard et le pastel Lionne au repos de Delacroix. Son confrère Bussillet achète onze œuvres, dont un Guys, un Forain et un Doré.

Les marchands ne sont pas en reste. On relève les noms de Nicolas Brimo, d’Alfred Daber et surtout de Roger Dequoy, ex-bras droit du galeriste Georges Wildenstein et partenaire régulier sous l’Occupation du marchand allemand Karl Haberstock.Lire le focus : Onze œuvres au Louvre issues de la collection Dorville

Itinéraire sinueux

Après la vente s’ouvre le temps des reventes, arrangements et échanges, qui rendent si complexe l’identification des provenances. Ainsi du Portrait de femme de profil de Forain : il a fallu de longues recherches pour reconstituer son itinéraire, qui est sinueux. L’œuvre, qui est le n° 176 de la vente niçoise, acquise d’abord par un nommé Léopold Dreyfus, inconnu, se retrouve ensuite chez le marchand Raphaël Gérard, collaborateur notoire, en avril 1944, puis passe de là chez Hildebrand Gurlitt, en 1953 ou plus tard.

La Femme en robe du soir a été acquise par ce même Gurlitt dès la période de la guerre, rachetée à une Mme Béatrice, inconnue elle aussi – un pseudonyme peut-être. La même a remporté l’Amazone, de Guys, aux enchères et l’a revendue à Raphaël Gérard, à moins que ce ne soit là, de nouveau, qu’un jeu de prête-nom. Plus tard, le Guys est allé de Gérard à Gurlitt père, comme le Forain, puis de Gurlitt père à Gurlitt fils, et de ce dernier à un collectionneur, qui, sans doute, ignorait l’histoire.

Pour débrouiller l’écheveau, le dépouillement des archives Gurlitt a été évidemment essentiel, mais il a fallu en passer aussi par celles du Commissariat général aux questions juives et celles du département des Alpes-Maritimes, par les catalogues où les œuvres avaient été répertoriées avant l’Occupation. Ce qui explique qu’il ait fallu près d’une décennie entre la saisie des œuvres et leur restitution aux héritiers d’Armand Dorville.

Philippe Dagen

Article paru dans Le Monde